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La Chine est-elle déjà la première puissance mondiale ?

Eric Martel, Docteur en Sciences de Gestion/Chercheur associé au LIRSA

Publié le 7 septembre 2020 Mis à jour le 19 octobre 2023

Les tensions entre la Chine et les États-Unis se sont intensifiées depuis l’arrivée au pouvoir de Donald Trump. Aux accusations américaines d’espionnage et d’agressivité militaire en mer de Chine méridionale s’ajoute l’escalade des sanctions commerciales à l’égard de plusieurs entreprises chinoises.

© Adobe Stock - Franklin

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Pour les médias anglo-saxons, il ne fait aucun doute que l’« Empire du milieu » essaye de ravir aux États-Unis leur statut de première puissance mondiale afin d’asseoir son hégémonie planétaire.

In fine, les ambitions chinoises ne peuvent que conduire à un conflit entre ces deux acteurs majeurs, selon la théorie très médiatique du piège de Thucydide de Graham Allison. L’historien fait référence à la guerre entre Athènes et Sparte, provoquée par le refus de cette dernière de perdre son hégémonie sur la Grèce face à une Athènes alors en pleine expansion.

Ce raisonnement, tout à l’avantage des États-Unis, souffre néanmoins d’une faille majeure : de nombreux indices nous montrent qu’il est fort probable que la Chine soit déjà la première puissance mondiale.

La puissance, oui ; l’hégémonie mondiale, non

Cet état de fait n’est pas sans conséquence et rend la situation beaucoup plus complexe qu’il n’y paraît.

Il est de coutume d’associer au statut de « première puissance mondiale » un rôle hégémonique. Affirmer que les États-Unis ne sont que seconds, c’est, d’une certaine manière, les délégitimer dans cette fonction. Pour ce dernier pays, dont la prospérité repose en grande partie sur le contrôle de la monnaie mondiale de référence, le dollar, les répercussions sont loin d’être négligeables.

C’est ainsi que toute une littérature, principalement américaine, va insister sur l’agressivité chinoise, en essayant de montrer comment ce pays cherche par tous les moyens à dérober aux États-Unis leur rôle d’hégémon planétaire. Il s’agit, incidemment, de souligner qu’un acteur légitime, de surcroît grand défenseur de la démocratie, les États-Unis, se voit menacé par un usurpateur dont il se doit de stopper les ambitions.

Pourtant, la réalité est fort différente. Si la Chine s’efforce par tous les moyens de renforcer son rôle de leader industriel et technologique et d’acquérir la primauté dans ces domaines, l’hégémonie mondiale est loin de l’intéresser. En cela elle suit, de façon plus modeste, l’exemple des États-Unis d’avant la Seconde Guerre mondiale, qui se contentèrent d’une hégémonie sur les Amériques, en dépit du fait que leur prééminence économique au niveau mondial était déjà écrasante.

Des capacités sous-estimées

Ce n’est pas la première fois que l’on se méprend sur les puissances respectives de deux grands acteurs mondiaux. L’exemple de l’Allemagne et de l’Union soviétique en 1941 est emblématique.

Lorsque les Allemands envahirent l’URSS, ils envisageaient une guerre facile et courte. Leur supériorité militaire, industrielle et technologique ne faisait aucun doute ; et l’Union soviétique était totalement isolée et ne disposait pas d’un réseau d’alliances. Quelques mois plus tard, la Wehrmacht faisait connaissance avec le T34 soviétique, l’un des meilleurs chars de l’époque, puis avec les katiouchas, de redoutables lance-roquettes. Dès 1942, les Soviétiques arrivaient à produire plus de chars que les Allemands. En 1944, l’URSS était devenue la première puissance militaire mondiale ; elle le restera jusqu’à l’explosion de la première bombe atomique en septembre 1945.

Qui aurait pu imaginer qu’un pays sous-développé, au réseau routier quasiment inexistant, à l’industrialisation récente et dont l’armée était inexpérimentée, désorganisée et encombrée d’armements obsolètes aurait pu se révéler un opposant aussi dangereux ? Certainement pas les généraux allemands, grisés par leur supériorité tactique et leurs armements sophistiqués.

Cette erreur d’analyse n’est pas sans rappeler la manière dont les think tanks américains envisagent l’issue d’un conflit militaire qui opposerait la Chine aux États-Unis. La victoire américaine leur paraît évidente. Pourtant, si l’armée chinoise est loin d’égaler l’armée des États-Unis, ses atouts industriels et technologiques sont loin d’être négligeables.

Les atouts chinois

Si l’on compare la puissance respective de ces deux États à travers le prisme du PIB, la supériorité américaine est incontestable. Mais si la comparaison se fait en termes de PIB en parité de pouvoir d’achat (PPA), la Chine a dépassé les États-Unis depuis 2014. Et si l’on y regarde de plus près on s’aperçoit que le PIB manufacturier américain ne représentait, en 2017, qu’un peu moins de 77 % de celui de la RPC (République populaire de Chine). En fait ce chiffre plutôt avantageux doit être relativisé, en dollars constants de 2010, le PIB industriel américain ne représente plus que 69 % de celui de la Chine, si la comparaison est établie en termes de PIB en PPA, celui-ci n’est plus que de 38 %.

Un tel écart, difficilement rattrapable, ne peut qu’inviter à remettre en question la supériorité économique américaine. Car ce qui fait la force d’une nation, c’est sa capacité à soutenir un conflit de longue durée avec un opposant ; or, pour cela, les capacités de production sont fondamentales.

Aujourd’hui, la RPC maîtrise de nombreuses filières industrielles essentielles. Le coronavirus a été à cet égard un révélateur des capacités de son industrie, lorsque les pays occidentaux se sont retrouvés dépendants d’importations de fournitures médicales en provenance de Chine. Cette supériorité se traduit aussi en termes de recherche et développement : la Chine a déposé en 2019 plus de brevets que les États-Unis. Dans un domaine d’avenir, l’intelligence artificielle, ses investissements représentent déjà 60 % des dépenses mondiales.

Néanmoins, les États-Unis maîtrisent des filières technologiques stratégiques telle l’industrie spatiale, mais comme dans le cas du Royaume-Uni des années 1930, cette supériorité technologique concentrée sur quelques domaines peut s’amenuiser plus vite qu’on ne le croit. Au-delà de ces quelques avantages, ce pays détient, on l’a dit, la monnaie d’échange internationale et possède la première armée mondiale. À ce titre, il dispose d’un réseau d’alliances étendu.

Mais la Chine est loin d’être ce pays isolé qu’était l’URSS de 1941. Elle dispose elle aussi d’alliés solides comme la Russie et ses nombreux pays limitrophes, quoique méfiants à son égard, sont hostiles à toute intervention militaire américaine. Quant à l’infériorité militaire, l’exemple des États-Unis et de l’URSS lors de la Seconde Guerre mondiale nous montre qu’elle peut être rapidement comblée lorsque l’on dispose d’une supériorité industrielle.

À quel point la Chine est-elle agressive ?

Revenons à cet élément de poids qu’est le contrôle de la monnaie de référence. Il reste corrélé à une prééminence économique, technologique et militaire qui, dans le cas des États-Unis, est fragile, même si elle est loin d’être aussi précaire que celle de l’Angleterre des années 1930. Les dirigeants américains en sont parfaitement conscients. Ils savent que leur avance dans ces domaines n’est que provisoire.

Cette inquiétude se manifeste, entre autres, par une abondante production de rapports issus de think tanks liés au Pentagone qui insistent sur l’expansionnisme chinois. La comparaison avec la notion du piège de Thucydide n’est pas anodine : il s’agit d’identifier la Chine à Athènes, à savoir une puissance montante agressive. S’y ajoutent moult ouvrages faisant référence à ce même piège et dont l’objet sous-jacent est d’avertir les Américains sur les conséquences négatives d’un éventuel conflit, même victorieux, avec la Chine. Et, nous l’avons évoqué, de nombreux articles dénoncent l’agressivité militaire chinoise en mer de Chine méridionale.

Cette agressivité doit toutefois être relativisée. À l’instar de l’URSS qui, en 1940, avait envahi la Finlande pour établir un glacis défensif, la RPC est obsédée par une menace très réelle : le blocus de ses lignes d’approvisionnement par la marine américaine. En fait, 40 % de son commerce extérieur transite à travers la mer de Chine méridionale. À ce titre, elle établit des bases sur les îles Spratley et renforce ses positions, acquises en 1974, dans les îles Paracels afin de pouvoir se protéger. Elle n’est pas la seule à le faire : le Vietnam est lui aussi très actif et occupe ainsi vingt-six îles des Spratley, là où la Chine en détient huit. Cet archipel est l’objet de toutes les convoitises car les Philippines occupent également une dizaine de ces îles, Taiwan deux et la Malaisie cinq.

Quels scénarios d’avenir ?

On peut se demander, à la lecture des rapports américains, si les États-Unis ne sont pas tentés par une guerre préventive sous prétexte de contrer l’« agressivité immodérée » de la Chine. Ainsi, le rapport de la Rand insiste sur l’effet de surprise, élément essentiel de la victoire qu’il attribue, bien entendu, à la doctrine militaire chinoise.

Les Américains savent pertinemment que pour réussir à surprendre leur adversaire, ils devront lancer une attaque massive avec, entre autres, des missiles balistiques sur le territoire chinois. Interprétée comme une attaque nucléaire, la Chine riposterait immédiatement déclenchant une guerre atomique.

Existe également l’option d’un conflit conventionnel, mais les Américains pressentent également qu’à l’instar de la guerre du Vietnam, plus celui-ci durera, plus leur propre défaite sera inéluctable. Avec le temps, la supériorité industrielle chinoise ne fera que réduire l’avantage militaire tactique des États-Unis.

Enfin, le blocus des routes maritimes de la mer de Chine apparaît comme une solution facile à mettre en œuvre, mais qui rencontrerait probablement l’hostilité des pays de la région. Car si la Corée du Sud, Taiwan, le Vietnam et les Philippines ont des relations difficiles avec l’Empire du milieu, ils ne perçoivent pas ce pays comme une nation militairement agressive et sont soucieux de préserver leurs relations économiques intenses avec lui. Le cas du Japon est particulier : son alliance avec les États-Unis tend à prendre le dessus sur ses relations avec la Chine.

Reste donc la solution actuellement pratiquée de sanctions économiques croissantes, avec leurs effets pervers induits : elles ne peuvent qu’inciter la Chine à développer les technologies qui lui font défaut. C’est ainsi que la volonté américaine d’empêcher le devenir hégémonique de la Chine pourrait, paradoxalement, l’accélérer…The Conversation

Eric Martel, Docteur en Sciences de Gestion/Chercheur associé au LIRSA, Conservatoire national des arts et métiers (CNAM)

Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.


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